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«Hold-up»
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Ces travailleuses sur lesquelles repose la santé publique mondiale

Par L'Economiste | Edition N°:6719 Le 07/03/2024 | Partager

Neeta Kashid n'a pas le temps de se reposer. La journée de cette agente de santé communautaire de 44 ans est bien remplie. Elle rend visite aux femmes et aux enfants de son village en Inde, les aide en cas d'urgence médicale, leur fournit des soins maternels et néonataux, mène des enquêtes et des campagnes de vaccination, et se fait la voix de la politique du gouvernement en faveur de la santé et de l'assainissement dans sa région. En plus de tout cela, elle doit gérer une petite ferme.

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Les travailleuses qui financent la santé publique mondiale (Crédit : Abhijeet Gurjar pour Foreign Policy et The Fuller Project)

Bien qu'elle soit agente de santé de première ligne à temps plein, elle gagne moins que le salaire minimum et vend des produits agricoles pour joindre les deux bouts. «Mon salaire ne me permet pas de survivre. J'ai deux enfants qui vont à l'école. Je dois payer les frais de scolarité et subvenir à leurs besoins», explique-t-elle.
Neeta Kashid compte parmi le million d'agents de santé employés dans le cadre d'un programme du gouvernement indien qui constitue un lien essentiel entre les communautés rurales et pauvres et le système de santé public. Ils ont été propulsés sous le feu des projecteurs pour le rôle qu'ils ont joué dans l'accès aux soins primaires lors de la pandémie de Covid-19, ce qui leur a valu de remporter le Prix des leaders de la santé mondiale de l'Organisation mondiale de la santé. Mais cette distinction a conduit à un examen minutieux des conditions de travail des agents de santé communautaires (ASC) du monde entier.
Au cours des dernières décennies, les programmes d'ASC ont été salués comme un moyen rentable de réduire la mortalité maternelle et infantile ainsi que le VIH, la tuberculose et de nombreuses autres maladies. L'une des raisons pour lesquelles ils sont rentables tient au fait que cette main-d'œuvre, très majoritairement féminine, est mal payée, voire pas payée du tout. Dans de nombreux pays, il s’agit même de bénévoles.

Une vague de contestations grandissantes

L’année dernière, les agents de santé communautaires de toute l’Inde se sont mis en grève pour exiger de meilleurs salaires et un véritable statut d'emploi. Ce mouvement s'inscrit dans le cadre d'une vague de contestations grandissantes, portée par des professionnels de la santé et des experts appelant à des salaires décents.
«Les ASC sont des donateurs anonymes, des bienfaiteurs anonymes pour tous les autres», déclare Madeleine Ballard, directrice exécutive de la Community Health Impact Coalition, qui milite en faveur de la professionnalisation des ASC dans le monde entier. Et d’ajouter: «L’ironie, c'est que beaucoup de ces programmes sont financés par des organisations internationales qui ont un véritable discours sur l’autonomisation des femmes. Et ce discours est utilisé pour fournir une couverture morale à ce qui est, en réalité, des programmes dans lesquels la main-d'œuvre féminine est bon marché».
Le programme indien a été lancé en 2002 dans le Chhattisgarh, l'un des États les plus pauvres du pays, avant d'être déployé à l'échelle nationale en 2005.
«L'objectif principal était de réduire les taux excessivement élevés de mortalité maternelle et infantile, qui étaient inacceptables et devaient être réduits», précise Sujatha Rao, ancienne secrétaire d’État à la santé, relevant du ministère de la Santé et du Bien-être familial, qui a participé au lancement de ce dispositif.
Au début du programme, les responsabilités des agents se limitaient au fait de sensibiliser, de conseiller, de mobiliser la communauté, et de dispenser des soins médicaux primaires. Au fil des ans, ces responsabilités ont augmenté, tout comme leurs horaires.

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D'ici 2030, l'OMS estime qu'il manquera 10 millions d'agents de santé dans le monde. Les ASC sont prêts à combler cette lacune. Il n'y a donc pas de pénurie de main-d'œuvre. Il s'agit plutôt d'un excès d'exploitation, estime l’ONG Community Health Impact Coalition (Crédit Community Health Impact Coalition)

Mettre en lumière le mensonge

Puis est arrivé le Covid-19. Alors que les éloges pleuvaient de toutes parts pour leur travail de première ligne, les agents eux-mêmes n'étaient guère soutenus. Neeta Kashid a été agressée physiquement par un villageois pour avoir tenté de faire respecter les mesures de quarantaine imposées par le gouvernement indien. Usha Jadhav, une autre ASC de 43 ans, a eu une crise cardiaque qui, selon les médecins, était due à des horaires de repas irréguliers et à un niveau de stress trop important dû à son travail.
Pour nombre d'experts, les difficultés rencontrées par les ASC durant la pandémie ont mis en lumière le mensonge qui se cache derrière le lieu commun invoqué pour justifier leur manque de rémunération. Dans l'imaginaire collectif, les femmes seraient naturellement motivées par le fait de se mettre au service de leur communauté. «C'est du chantage affectif. J'ai reçu la visite de personnes venues des États-Unis qui m'ont dit que nous, les ASC, faisons de l’excellent boulot. Quand on leur demande, en retour, s'ils comptent nous payer, ils nous rétorquent qu'ils ne peuvent pas le faire parce que notre travail est si important qu'il ne peut pas être rémunéré», raconte Margaret Odera, une ASC de Nairobi qui travaille à la création d'une association nationale d'ASC au Kenya.
Pour Odera, la question est simple. Les médecins tirent, eux aussi, une grande satisfaction de leur travail, mais ils sont tout de même rémunérés. Les ASC sont des professionnels de la santé qui fournissent des prestations vitales et qui doivent être payés en conséquence. Elle expose en détail les statistiques sanitaires qu'elle a recueillies pour le dernier rapport qu’elle a remis à ses supérieurs: enfants vermifugés, enfants nés à l'hôpital et en dehors, enfants souffrant de malnutrition, mères enceintes, citoyens atteints de maladies non transmissibles… La liste des personnes à qui les ASC viennent en aide est longue. «Un jour, mon fils m'a demandé: “Maman, tu vas à l'hôpital tous les jours. Je pense que tu es médecin. Mais à la fin du mois, quand je te demande de m'acheter quelque chose, tu dis que tu n'as pas d'argent. Qu'est-ce qui se passe?” Et le pire, c'est que je ne savais pas quoi lui répondre», confie Margaret Odera.

«C'est de l'exploitation et il faut le dénoncer!»

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Six millions de femmes travaillant dans le secteur de la santé seraient sous-payées, voire non rémunérées, d’après un rapport réalisé en 2022 par l’ONG Women in Global Health, qui précise qu’il s’agit probablement d’une sous-estimation, en raison du manque de données disponibles. L’organisation s’est appuyée sur un article paru en 2015 dans la revue médicale The Lancet qui affirmait que le travail non rémunéré des ASC (Agents de santé communautaires) aurait potentiellement contribué à l'économie mondiale à hauteur de 1.400 milliards de dollars. Cela signifierait  qu’à l’époque, près de 2,5% du PIB mondial reposait sur le travail non rémunéré des agents de santé, principalement des femmes.
«Comment se fait-il que nous ne chiffrions pas le coût de cette main-d'œuvre et que nous ne l'intégrions pas dans le coût de ces programmes? C'est de l'exploitation et il faut le dénoncer», s’indigne Roopa Dhatt, médecin et directrice exécutive de l'organisation Women in Global Health.

Par Maher Sattar et Shreya Raman
Pour le Fuller Project*

*Ce texte est une version éditée d'un article plus long disponible sur le site Internet du Fuller Project.

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Cette publication fait partie du programme «Vers l'égalité», dirigé par Sparknews, une alliance collaborative de 16 médias internationaux mettant en lumière les défis et les solutions pour atteindre l'égalité des sexes.

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